CHAPITRE V

 

 

 

Exactement le même que ceux qui avaient été vus pendant deux jours. Pédric remarqua pour la première fois que l'on n'entendait pas les propulseurs de l'appareil malgré les micros directionnels braqués vers le ciel, là-bas, devant le Siège. Ce truc ne faisait aucun bruit. En tout cas, rien d'audible à 200 mètres d'altitude, comme en ce moment.

Le matin, au moment de l'accident de l'héli de la P.C., pris par l'action, il n'y avait pas fait attention. Et puis les réacteurs de l'héli étaient assez bruyants.

Personne ne disait mot. Ils s'étaient tous massés là et attendaient, tendus. La Bada engageait une cassette d'enregistrement dans le poste quand un commentateur intervint:

— « On nous signale que le Premier est dans le hall du Siège... »

La caméra revint vers la place où une foule silencieuse grossissait d'instant en instant. Des P.C. avaient fait un barrage avec des voitures et un cordon serré interdisait d'approcher trop près. Pas le moment de laisser quelqu'un perdre son sang- froid.

En incrustation, dans le coin droit de l'écran, l'engin poursuivait sa descente, effectuant un grand cercle. Pédric songea fugitivement qu'ils prenaient leur temps, les Terriens. Ils voulaient peut-être rendre l'instant encore plus solennel, plus impressionnant ? Un peuple entier avait les yeux rivés sur ceux qui avaient son sort entre les mains...

— Est-ce qu'ils vont se poser, oui?

Les nerfs en prenaient un rude coup.

— Ils le font exprès, Foster, intervint Bo, calmement. Ils veulent se faire admirer. Ça, c'est du bluff, rien d'autre, du cinoche. Jody ferait beaucoup mieux.

Il n'y eut pas vraiment de sourires ; pourtant, Pédric nota une légère détente dans l'atmosphère. Mais combien y avait-il de Bo sur le continent? Tant de gens regardaient la scène chez eux, seuls, et allaient être vraiment traumatisés par ce qu'ils voyaient ! Le commentateur aurait dû faire tomber la tension des dizaines de millions de personnes qui attendaient. Au micro, il en avait les moyens. Seulement il était lui-même pris par ce qui se passait...

— Voilà, ils arrivent, murmura une voix de femme.

L'appareil était maintenant juste au-dessus des arbres, à l'ouest de la place. Il obliqua légèrement vers le Siège et descendit jusqu'au ras du sol.

Pas le moindre bruit! Anti-gravité, bien sûr. Déjà, autrefois, on l'utilisait en surface, disaient les ancêtres. Pédric ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine admiration pour cette technologie. Son côté professionnel lui faisait envier le pilote de ce machin-là.

Dangereux, ce genre de sentiment, il s'en rendit compte et rangea l'information au fond de son cerveau.

L'engin s'était immobilisé. Il paraissait reposer par terre, mais aucune roue, aucun pied mécanique n'était apparu. Fortiches, ces vaches!

Une autre caméra, latérale, avait pris le relais et tenait dans son champ à la fois l'appareil et la grande entrée du Siège.

— Bien, bien, Farmank! lâcha derrière, une voix que Pédric ne reconnut pas. Retiens-toi encore, n'apparais surtout pas tout de suite.

Le Premier Délégué était toujours invisible. Logiquement, les Terriens devaient s'attendre à ce qu'il vienne les accueillir, maintenant qu'ils étaient au sol. Un geste de soumission, en quelque sorte. Qui serait reçu comme tel, en tout cas!

C'était manifestement ce qu'ils voulaient. Ils l'avaient plus ou moins suggéré dans leur message, en choisissant cet endroit et exigeant la transmission télé en direct. Des dizaines de millions de personnes voyant leur Premier allant au devant des Terriens... Farmank l'avait bien compris et retardait au maximum...

Déjà la première lutte! Qui céderait? Farmank avait-il le moyen d'obliger les arrivants à le faire ? Et cela en valait-il la peine?

Oui, sûrement.

Sa marge de manoeuvre n'était pas bien grande ! Il ne pouvait pas se permettre de les indisposer véritablement, sachant bien que, de toute manière, il devrait faire acte d'allégeance. Il en retardait seulement le moment, pour signifier l'indépendance de la colonie. Chaque seconde gagnée la renforçait. Un sacré bras de fer.

Jusqu'où pourrait-il aller? D'autant qu'il n'avait aucun élément pour juger de l'effet de sa manoeuvre. Quelle responsabilité ! Pédric admira le politique. Il donnait une démonstration de sang- froid, le Premier...

— Regardez!

Un sas venait de s'ouvrir dans le flanc de l'engin.

Dans la même seconde, le Premier apparut. Pédric faillit applaudir. Un vrai minutage de théâtre ! Il avait dû observer de l'intérieur pour se dévoiler aussi vite. Vraiment du beau boulot. Il était impossible de lui reprocher d'avoir fait attendre les visiteurs puisqu'il était sorti avant eux. Mais, pour la population il était apparu après l'ouverture du sas.

Il l'avait guettée! C'était ça, son astuce. Les Terriens pouvaient prendre les choses par n'importe quel bout, il était bel et bien présent avant qu'ils ne posent le pied au sol, montrant ainsi son obéissance. Du beau boulot.

Pédric rencontra le regard de Nella et y lut la même admiration. Elle lui sourit, comprenant qu'ils avaient traduit la scène de façon identique.

Une, deux, trois silhouettes... La caméra effectua un zoom rapide qui révéla les arrivants.

Ils portaient des combinaisons moulantes, paraissaient grands... Non, rectifia mentalement Pédric, seulement très minces. Leurs membres semblaient presque fluets. Leurs combinaisons étaient d'un blanc immaculé, avec des reflets brillants.

On distinguait au cou un dispositif probablement destiné à fixer un casque. Leurs cheveux étaient coupés tellement ras qu'on ne voyait guère qu'un duvet. Pas très esthétique... d'autant qu'il y avait manifestement une femme parmi eux. Avec la même coupe.

Ils s'étaient immobilisés à l'extérieur, au bas d'une courte rampe d'accès à peine inclinée vers le sol. Un des hommes se tenait devant les autres. La caméra vint faire un gros plan.

Difficile de lui donner un âge. Un peu plus vieux que ses compagnons, mais combien? Quarante, cinquante ans ? Un visage aux traits creusés qui lui donnait une mine pas commode, impassible. Aucune expression, impossible de voir s'il était mécontent ou pas de l'accueil qu'on lui réservait.

La foule, retenue à une centaine de mètres, ne faisait pas un bruit. Ni une conversation, ni même un raclement de gorge. Le silence total!

Personne ne bougeait. Les trois Terriens s'étaient immobilisés à quelques pas de leur appareil, le Premier se tenait, raide, au sommet des marches menant au Siège. La scène avait quelque chose d'anormal. Comme un arrêt sur image, dans un film.

— Il faut mettre les pouces, maintenant. Ne va pas trop loin, Farmank...

Pédric reconnut la voix de Nigel. Il était de cet avis. L'attitude des Terriens, mélange d'arrogance et d'une fantastique assurance, montrait qu'ils attendaient que le Premier vienne à eux.

Le réalisateur dut le sentir, lui aussi, parce qu'il sélectionna une caméra filmant en gros plan le visage du Premier. C'est à ce moment seulement que Pédric remarqua qu'il était seul.

Un gloussement de contentement monta à sa gorge pendant qu'un sourire étirait ses lèvres. Il devinait ce qui allait se passer et en frémissait de plaisir. Il les avait eus, leur dignitaire!

Farmank se mettait en marche. Aucun sourire sur ses lèvres mais un visage ouvert. Tranquille. Bien difficile de savoir comment le traduire. Pas un signe d'hospitalité, à coup sûr, mais pas d'hostilité évidente non plus. Rien à lui reprocher.

Lorsqu'ils furent à quelques pas les uns des autres, ce qu'attendait Pédric se produisit : le réalisateur agrandit le champ, et on vit d'un côté une délégation de trois individus, de l'autre un seul. Un pour trois ! La signification de cela sautait aux yeux. C'étaient les Terriens qui étaient en position de faiblesse. En voulant jouer la force, ils s'étaient plantés...

Farmank eut la suprême habileté de ne pas en rajouter et sourit enfin, en s'immobilisant à deux pas, des visiteurs.

Astucieux, là encore. Trop loin pour avoir à tendre la main et risquer qu'elle ne soit pas prise !

— « Mon nom est Sabin D Farmank, je suis le Premier Délégué de ce continent », annonça-t-il en direction du Terrien le plus âgé, inclinant légèrement la tête.

Il ne le quittait pas du regard, ce qui lui permettait d'ignorer les deux autres étrangers sans qu'on puisse lui en tenir rigueur.

— « Il n'y a qu'un véritable continent sur cette planète, n'est-ce pas? commença le Terrien d'une voix aux sonorités particulièrement graves. Ne vous faites pas trop modeste, vous êtes l'autorité suprême. Conduisez-moi à l'intérieur. »

Il montrait le Siège.

Il parlait une langue aux intonations plus rudes mais tout à fait compréhensibles. Finalement, elle avait peu changé pendant toutes ces années.

La caméra les abandonna à l'entrée du bâtiment, et le réalisateur sauta immédiatement à un plan large de la salle du Conseil des Délégués. Grande pièce au plafond haut, immense table de conférence ovale, installée au centre et entourée de fauteuils de cuir.

On y distinguait quatre autres caméras, destinées à filmer tout ce qui surviendrait ici.

Bo se rapprocha de Pédric, souffla doucement:

— Il joue bien le coup, hein?

— Magnifique. Mais j'ai peur qu'il ait avancé tous ses atouts. Maintenant, il ne peut guère qu'écouter.

— Ouais, c'est ce que je me disais aussi.

Le groupe apparut à l'entrée de la salle. Farmank lança son dernier coup en désignant à son interlocuteur un siège à une extrémité de la table. L'autre, ne pouvant interpréter son geste que comme une marque de déférence, s'assit immédiatement. Il ignorait qu'il s'agissait traditionnellement de la place des personnalités invitées pour consultation par le Conseil...

Farmank n'eut pas un mouvement pour les deux autres Terriens, qui choisirent les fauteuils entourant leur compagnon, et continua vers l'autre bout de la table, venant occuper sa place de Premier. Puis il fixa en silence son vis-à-vis, à six bons mètres.

— Fin du premier round, et il est pour Farmank, commenta une voix.

— Mais maintenant, c'est à nous d'encaisser, lâcha Jody, à droite.

Le silence s'éternisait dans la salle, oppressant. Le Terrien regardait autour de lui en prenant son temps, sans montrer le moindre sentiment. Un oeil de biologiste examinant une coupe au microscope. Puis il prit la parole :

— « Vous êtes les déportés révoltés, n'est-ce pas? »

Farmank secoua la tête de droite à gauche.

— « Nous sommes des descendants de déportés. »

— « Révoltés. »

— « Je ne comprends pas. »

— « J'ai vu sur cette planète des choses qui ne devraient pas y être, que vos pères ont volées à la Terre. Des avions, par exemple. »

— « C'est nous qui les avons modifiés et construits. Rien n'a été volé. »

— « Vos pères en ont volé les plans en quittant la Terre. Vos modifications n'ont aucune valeur. »

— « Je vous demande pardon, monsieur... »

— « Lead, coupa le Terrien. Appelez-moi Lead. Je suis l'un des deux Leads du vaisseau qui vous a retrouvés. »

— « Bien, Lead. Je voulais vous faire remarquer que ces appareils appartiennent à l'héritage de la race humaine. Leur conception est si ancienne qu'il s'agit d'un patrimoine culturel. Comme la langue que nous parlons en ce moment, si vous voulez. »

— «Un héritage volé. »

Devant une mauvaise foi pareille, il n'y avait rien à répondre. Farmank choisit de se taire. D'autant que l'autre annonçait ça comme une vérité indiscutable.

— « Vous ne niez pas la culpabilité de vos pères? »

— « En vérité, je ne sais pas de quoi vous parlez. Nous n'avons jamais su pourquoi nos ancêtres avaient été déportés. »

Le Terrien eut, pour la première fois, un geste d'agacement.

— « Peu importe. Ils ont été déportés et se sont rebellés contre l'Autorité, modifiant même leur destination pour ne pas être retrouvés. »

Si Farmank eut la tentation de rétorquer que la colonie avait toujours su qu'elle serait retrouvée, il se rendit compte assez tôt de ce qui en découlerait : la certitude pour les arrivants qu'elle s'y était préparée. Il ne fallait surtout pas les amener sur ce terrain-là.

— « Vous devez savoir, Lead, que ces faits se sont déroulés il y a quatre cent vingt-quatre ans. pour nous. Nous ne connaissons pratiquement rien du détail de ce qui s'est passé avant la déportation et bien peu de la vie de la première génération. Ils avaient, avant tout, à survivre sur une planète inconnue, et en surface. Ils n'ont pas laissé de chroniques de leur installation. »

Pour balancer un mensonge pareil, il fallait que le Siège ait pris ses précautions et caché les archives.

— « Vous êtes coupables d'avoir profité des vols de vos pères. »

— « Comment peut-on accuser des enfants des crimes de leurs parents? Aucun de nous n'était né, évidemment, et n'a la moindre responsabilité dans des faits remontant à plusieurs siècles. Et dont nous ne savons rien, je vous le répète. Les ancêtres ont toujours affirmé ignorer les raisons... »

C'était reconnaître implicitement la culpabilité de ces ancêtres. Un peu accuser de tous les maux des personnes absentes pour se dédouaner. Pas très beau. Mais, à ce stade, Farmank devait lâcher du lest, être réaliste.

— « Ils n'avaient pas à savoir pourquoi on les déportait, coupa encore une fois le Terrien, sèchement. La décision avait été prise, ils devaient seulement s'y soumettre. Alors qu'ils se sont rebellés. »

Farmank s'enfonça dans son fauteuil, montrant qu'il ne voulait pas discuter davantage de ce point, et lâcha:

— « Je ne puis répondre à la place de personnes disparues depuis si longtemps. »

— « Il n'y a rien à répondre, en effet. Tout ce qui est sur cette planète est issu, directement ou indirectement, de la technologie terrienne et appartient à la Terre. »

Il avait appuyé sur la fin de sa phrase et, devant la télé, tout le monde réagit d'une manière ou d'une autre. Pédric pensa que la rencontre prenait très mauvaise tournure. Les anciens avaient vu juste en prévoyant l'arrivée des Terriens comme un malheur.

Parce qu'il avait raison, ce type. Tout ce qui avait été construit ici était issu de la technologie amenée par les ancêtres. Pourtant, sans élever le ton, Farmank contre-attaquait paisiblement:

— « Pas tout, Lead, pas tout. Ni les ressources du sol, ni la nature, ni la faune, ni les habitants, bien sûr, qui sont nés sur ce sol, de parents nés eux-mêmes sur place. Quant aux réalisations, une partie en revient manifestement à notre génie propre. ».

— « Sans la technologie terrienne, vous retourneriez à l'état tribal en une génération. »

Il y avait une telle morgue dans ces paroles que Pédric se sentit blêmir.

Farmank avait certainement encaissé de la même manière. Pourtant, rien dans son comportement ou sa voix ne le laissa paraître. Il contredit, du même ton calme :

— « Je ne crois pas, Lead. Je ne crois pas, parce que nous sommes très différents de ceux qui ont débarqué il y a quatre siècles. Nous avons l'habitude de la vie dans la nature, que nous savons utiliser sans la modifier profondément. Notre mentalité aussi est différente, aujourd'hui. Nous avons appris à travailler de nos mains. Notre morale a été fortement influencée par cette nature, notre système social fonctionne bien et il est accepté par tous. Il y a toute la place voulue, ici, et une richesse immense: la survie, avec la nature seule, nécessite juste assez d'efforts pour imposer un cadre de vie, des obligations, mais elle satisfait tous nos besoins. Non, Lead, je ne crois pas que nous courons ce risqué. Mais je comprends que d'autres, sur des mondes moins favorables, aient été victimes des circonstances. Je suppose que vous avez retrouvé des colonies retournées à l'état barbare? »

Quelqu'un applaudit, derrière Bo. Il était vrai que Farmank avait démonté l'arrogance du Terrien avec une habileté admirable. Il avait même réussi à prendre l'avantage en prouvant qu'il y avait un domaine où la colonie était mieux armée que la Terre : l'aptitude à vivre en surface ! Et il terminait avec le coup de pied de l'âne, l'allusion aux descendants des autres LD. Sous-entendant que si leur première génération avait bénéficié des mêmes avantages que la leur, ces mondes seraient civilisés. Donc que la Terre avait sa responsabilité, qu'elle avait commis une erreur...

Farmank enchaîna rapidement pour éviter que ses paroles n'entraînent une réaction vive:

— « Nous n'avons aucun moyen d'investigation spatial, nous n'en avons pas besoin. Vous avez dû le remarquer depuis l'espace. Vous êtes peut-être sur place depuis un certain temps? »

— « Assez pour voir que votre civilisation est très attardée. Vous n'avez pas su exploiter ce que vos pères avaient volé. »

Farmank corrigea de sa voix calme:

— « C'est un choix, Lead. Devant une nature aussi douce, les habitants ont délibérément choisi de ne pas hâter l'évolution. Nous voulons profiter de cette planète, de la joie d'y vivre, de son climat merveilleux. Nous vivons tous très près de la nature, en y apportant le moins de modifications possible. Vous avez probablement vu nos lignes de transport, les trains d'autrefois. Ils illustrent ce que je vous dis. Les trains sont suspendus à des poutres de béton, elles-mêmes soutenues par des pylônes, afin de laisser le passage libre aux animaux, au sol. »

— « Certains de ces animaux sont d'origine terrienne. »

— « C'est exact. Nos ancêtres ont acclimaté des espèces utiles à la vie des hommes. Les gnous et les vaches se sont très bien adaptés et il n'y a pas eu de croisements car cette partie de la chaîne animale n'était pas représentée. Les moutons, les lièvres et les chèvres, en revanche, ont produit une nouvelle espèce après un croisement, naturel, avec un animal sauvage voisin. Les caractéristiques génétiques de leurs descendances sont désormais fixées. Les chèvres sont un peu plus belliqueuses que sur Terre, semble-t-il, mais leur viande, comme celle des moutons, nous convient. Cependant, nous n'avons pas de références. Peut-être notre goût s'est-il modifié au cours des siècles? »

— Non mais, qu'est-ce qu'ils ont à parler gastronomie? fit Foster. Il y a plus important, quand même !

Pour la première fois, Nella parla, rapidement, afin de continuer à écouter :

— Le Premier essaie d'installer un climat moins agressif.

La femme profita du court silence qui suivit pour intervenir :

— « A combien de têtes s'élève votre cheptel ? »

Pour la première fois, Farmank parut pris au dépourvu. Il examina attentivement la Terrienne, qu'une caméra vint prendre en gros plan.

D'aussi près, on se demandait un peu ce qu'il y avait de féminin en elle. Ses traits étaient aussi durs que ceux du Lead. Le visage n'était pas harmonieux, les lèvres minces, le nez trop fort, les yeux, qu'elle n'ouvrait pas entièrement, lui donnaient un regard méfiant.

— « Je n'en ai aucune idée, madame. »

— «Col, appelez-moi Col: j'en porte les insignes. »

Elle esquissa un geste vers son épaule gauche, où on distinguait un symbole intraduisible.

— « Comment pouvez-vous ignorer une information de cette importance? poursuivit-elle. Cela indique un laxisme inadmissible de vos économistes. Ils en ont forcément besoin pour établir les statistiques et les prévisions de croissance. »

— « Col, il m'est difficile de vous présenter une civilisation au cours d'une conversation. Nous avons plus de quatre siècles d'existence. Des habitudes, devenues traditions, ont considérablement modifié la vie. Voyez-vous, nous n'avons pas d'économistes, au sens où vous l'entendez. Simplement parce que nous n'en avons pas besoin. Nous n'avons aucun programme de croissance, parce que notre but n'est pas de croître. Nous n'avons pas installé une civilisation de consommation ou de profit, parce que nous considérons l'argent comme un moyen, uniquement un moyen, de s'offrir un objet nécessaire à la vie. Je peux même vous dire que certains habitants ont fait fortune malgré eux. »

Les trois Terriens eurent la même réaction, un raidissement de tout le corps.

— « N'abusez pas de l'ironie », avertit leur chef.

— « Mais... ce n'est pas le cas. Lead, je ne connais forcément pas vos coutumes, vos façons de voir les choses. Et réciproquement. Certains de mes propos peuvent avoir une connotation particulière pour vous sans que je le sache, et inversement. Nous ignorons tout les uns des autres. Il faudrait beaucoup de temps pour que vous nous connaissiez. Je vous ai dit que certains avaient fait fortune malgré eux, c'est exact et je m'explique... »

Il se concentra, essayant visiblement de choisir ses mots :

— « Il y a de cela plus d'un siècle, un homme a commencé à bâtir une ligne secondaire de communication, pour un train suspendu. Il avait une toute petite entreprise de construction, suffisante néanmoins pour cette tâche. C'est lui qui avait eu l'idée du tracé, entre deux petites villes qui commençaient à avoir des relations commerciales. Il travaillait bien et acquit un savoir-faire incontestable. Son oeuvre fut un succès. Le gouvernement lui demanda donc de se charger ensuite d'une longue ligne. Ce fut un bouleversement dans sa vie. »

« Il avait toujours travaillé en personne, avec ses ouvriers, et prenait du plaisir à cela. Il avait huit jeunes enfants, et son bonheur était de les instruire, de les voir grandir. Ce projet lui imposa de les quitter pour suivre le chantier qui progressait constamment, de voyager beaucoup afin d'obtenir un approvisionnement régulier en matériel. Ses tâches de dirigeant, pour lesquelles il avait manifestement des dons, l'empêchèrent de travailler de ses mains. Bref, ses vrais plaisirs personnels disparurent. Il fit fortune, certes, mais perdit l'essentiel de sa vie.

« Un jour, l'une de ses aînées vint le voir, sur un chantier, pour lui annoncer qu'elle attendait un enfant. Il réalisa alors qu'il ne l'avait pas vue devenir adulte... Il fut notre premier cas de suicide officiellement recensé. Cette histoire, célèbre ici, et qui a un petit aspect conte-pour-enfant, était un peu longue, mais elle a le mérite de vous montrer ce qui est vraiment essentiel à nos yeux : la façon de vivre. »

Cette fois, le silence fut long. Les Terriens paraissaient réfléchir. Leur chef finit par reprendre la parole :

— « C'est un comportement ridicule et infantile que je ne suis pas étonné de rencontrer chez des déportés... »

Farmank commit sa première erreur en le coupant:

— « Descendants de déportés ! C'est très différent. »

— « Non ! Vos pères ont été condamnés pour leur comportement fondamentalement dangereux. Vous, leurs descendants, avez hérité totalement de leurs gènes puisque votre population s'est mélangée sans apport extérieur. Vous êtes donc tous susceptibles d'avoir un comportement similaire. A nos yeux, vous êtes des coupables en puissance qui n'ont pas encore eu l'occasion de montrer leur nature. Ceci ne peut être discuté. »

Pédric enregistra inconsciemment la fantastique colère qui naissait en lui. Il serrait si fort la fourchette qu'il avait gardée machinalement, que le manche se tordit.

— Merde ! Ils ont réussi à justifier leur attitude, les salauds! gronda Bo.

Les injures fusaient de tout côté. Pédric, lui, était incapable de parler. Ses muscles étaient si tendus que son corps entier le faisait souffrir. Il était révolté, hors de lui, au point que sa vue était légèrement brouillée. L'impression de flotter sur de la haine à l'état pur ! Il respirait avec peine, comme si sa chair constituait une armure autour de sa poitrine.

Sa vie faillit basculer à cet instant précis. Il avait toujours été le type le plus calme et équilibré que l'on puisse imaginer. Sa promotion, aussi jeune, aux fonctions de chef pilote du secteur supersonique de la compagnie n'était due qu'à cette capacité de garder son calme et sa lucidité quoi qu'il arrive. Il y avait bien d'autres commandants de bord techniquement aussi bons et plus expérimentés que lui. Mais on l'avait choisi parce que personne n'avait sa maîtrise de soi. Cette maîtrise qui le faisait tout de suite aimer ou détester des autres.

Jamais un sentiment ne l'avait envahi au point de lui faire perdre le contrôle de son corps.

— « Ceci n'est peut-être pas discutable, Lead, vous en connaissez infiniment plus que moi à ce propos et je vous crois... »

Farmank n'avait pas tressailli, il s'exprimait sur le même ton paisible, comme s'il était question de choses anodines. Cette voix tranquille provoqua un choc en Pédric, le tirant de son état second. La gifle qui arrête le hurlement de la crise de nerfs.

En fait, sa vie bascula bel et bien. En une fraction de seconde, il eut la vision de ce qu'il risquait de devenir: un bloc de haine. Totalement asservi par l'intensité de ce sentiment, au point qu'il ne vivrait plus que pour lui, qu'il n'aurait plus le loisir d'éprouver autre chose. Sa joie de voler elle-même s'effacerait devant la haine. Il continuerait à piloter, oui, sans déplaisir, mais désormais sans cette joie physique renouvelée chaque fois que les roues quittaient le sol.

Cela, il le refusa. Personne ne lui prendrait sa raison de vivre, personne ne boufferait, ne modifierait sa vie contre sa volonté. Personne n'en avait le droit, personne ne le pouvait. La haine qu'ils provoquaient était la victoire des Terriens...

Le Premier était en face de ces hommes, pas devant un écran, lui, et il gardait sa lucidité. Ses mains posées à plat sur la table, ne bougeaient pas. Aucun nerf n'en frémissait. L'immobilité absolue. Farmank refusait, simplement, de se laisser envahir!

Un calme qu'il n'avait jamais connu entra en Pédric. Son aversion pour les Terriens était toujours là, mais il y avait une sorte de mur, de protection invisible, entre elle et lui. Quelque chose d'indéfinissable, l'effet d'un tranquillisant qui fait regarder, presque de loin, les malheurs qui vous arrivent. Il voulait lutter contre les Terriens, mais sans y laisser son âme.

Tout cela avait traversé son cerveau si vite qu'il ne manqua pas un mot de la réponse du Premier. Seulement ce fut un autre Pédric qui l'entendit. Il eut conscience qu'il venait de changer, pendant cette fraction de temps.

— «... Mais les conséquences sont décourageantes pour l'espèce humaine. »

— « Pas pour l'espèce, laissa tomber le Terrien. Pour certains spécimens uniquement. »

Farmank sourit. Un sourire de vainqueur, celui du joueur d'échecs qui s'aperçoit que son dernier coup est imparable et que, sans le savoir encore, son adversaire est mat.

— « Je crains bien que non, Lead. Tout homme ou femme est l'aboutissement d'une extraordinaire lignée, qui s'étend sur des millénaires. Statistiquement, il est impossible que chaque humain vivant n'ait pas dans ses ancêtres, depuis l'âge de pierre jusqu'au XVIIIe, XXIIe, ou XXIIIe siècles, au moins un délinquant. Il en a même certainement un assez grand nombre. Vous remarquerez que je n'ai pas parlé de criminel, simplement de délinquant. Dont les gènes présentent donc des anomalies. Dans ces conditions, il faudrait craindre le pire de tout individu, quel qu'il soit. Chaque personne en vie aujourd'hui serait porteuse de gènes anormaux. Vous conviendrez que cela ne peut être exact... Il est probable que le temps joue un rôle de filtre et que les gènes anarchiques disparaissent. Or, plus de quatre siècles, presque un demi-millénaire, représentent un laps de temps considérable... »

Le regard de Pédric tomba sur la Bada ; elle avait les yeux dilatés par la stupéfaction.

Les trois Terriens paraissaient bouleversés. Le type qui n'avait pas encore parlé ouvrait et fermait la bouche, luttant désespérément pour trouver une riposte que son cerveau ne lui livrait pas.

— « Vous... vous nous accusez d'être des anormaux génétiques! »

Le chef des invités avait brutalement rougi. Etant donné l'impassibilité qu'il avait montrée jusqu'ici, on devinait combien il était atteint. Le Premier ne broncha pas.

— « Bien au contraire, Lead. Je vous l'ai dit, je suis sûr que le temps purifie tout cela. Vous ne pouvez pas être concernés. Pas plus que nous... »

L'espace de sa réponse, la caméra avait fait un gros plan sur son visage, et Pédric aurait juré voir une petite lueur d'amusement dans ses yeux...

— « Quelle audace, quelle audace!... »

La femme ne pouvait maîtriser sa colère.

— « Ce n'est certes pas moi qui ai inventé les statistiques, Col. Mais il se trouve que je suis mathématicien de formation, et elles me sont assez familières. Je m'étonne un peu que les statisticiens de Terre n'aient jamais fait ce même raisonnement, après la découverte des généticiens. Il est pourtant tellement simple. Et ses conséquences ont des prolongements d'une importance capitale pour l'espèce humaine... Pour les jugements qui sont prononcés, notamment. »